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Une manifestante contre la réforme des retraites
SOPA Images / Getty Images Une manifestante contre la réforme des retraites

SOPA Images / Getty Images

La mobilisation contre la réforme des retraites était aussi l’expression du profond mal-être des Français au travail

TRAVAIL – « Bâtir un nouveau pacte de la vie au travail. » C’est l’un des chantiers d’Emmanuel Macron pour ses 100 jours d’« apaisement » et d’« action ». Lors de son allocution télévisée le 17 avril, le président a évoqué l’ouverture de négociations pour, entre autres, « améliorer les revenus des salariés, faire progresser les carrières, mieux partager les richesses ». Et de citer le dialogue social et la réindustrialisation comme outils pour atteindre ces objectifs. Une réponse – jugée insuffisante et inappropriée à la très forte mobilisation contre la réforme des retraites de ces derniers mois.

Avant le lancement du débat sur la réforme, Le HuffPost avait interviewé Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche émérite au CNRS, sur le rapport des Français au travail. L’autrice de L’insoutenable subordination des salariés (éditions Eres, 2021) soulignait alors un paradoxe au sein de l’opinion publique française : « Chacun a le sentiment qu’il travaille beaucoup, mais que les autres ne travaillent pas. »

Cette « méfiance envers les uns et les autres entretenue par les médias et les politiques » a justement été remise en question par la mobilisation contre la réforme des retraites, estime aujourd’hui la sociologue. Avec au cœur de la mobilisation, selon elle, un même « sentiment de refus et d’injustice » face au mal-être que les Français ressentent au travail.

Le HuffPost – Vous travaillez depuis des années sur la souffrance au travail et le rapport des Français au travail. Qu’est ce qui vous a marqué dans la mobilisation contre la réforme des retraites ces derniers mois ?

Danièle Linhart – J’ai le sentiment d’avoir vu un revirement de l’opinion publique par rapport aux Français et à leur travail. Jusqu’à présent, l’opinion publique avait été travaillée par les médias et les personnalités politiques qui présentaient une image d’une France plutôt paresseuse, arc-boutée sur ses acquis. L’opinion publique désignait par exemple les fonctionnaires comme étant paresseux, disait que les 35 heures, c’était relativement peu par rapport aux autres pays. Tout ça a d’un seul coup été remis en question par cette sorte d’accord tacite de l’opinion publique pour trouver absolument anormal que l’on cherche à reporter l’âge de la retraite.

Il me semble que ce refus de repousser l’âge du départ à la retraite traduit un profond mal-être au travail. Ce n’est pas parce que les gens refusent, en soi, de travailler deux ans de plus. Ils refusent de se projeter dans un travail qui ne leur fait pas honneur, qui ne respecte pas leurs valeurs professionnelles. Les Français considèrent comme injuste et insupportable l’idée de prolonger ce type de travail.

Dans vos travaux, vous explorez l’idée d’individualisation du travail. Comment décririez-vous ce phénomène et quel impact a-t-il sur le bien-être des salariés français ?

À l’époque des Trente Glorieuses, il y avait des collectifs informels de travailleurs, des groupes qui n’existaient pas dans les organigrammes et qui entretenaient une solidarité, un partage de valeurs, le sentiment d’avoir un destin commun. Il y avait une énorme dureté de travail, mais la souffrance était partagée.

Aujourd’hui, très souvent lorsqu’on interviewe un salarié, il dit « je crois que les autres s’en sortent très bien, mais moi ça ne va pas du tout, j’ai le sentiment que je ne suis pas à ma place, que je ne suis pas à la hauteur ». Il y a une intériorisation personnelle de la souffrance. Cette individualisation de la relation de chacun à son travail a été entraînée par la modernisation managériale. Depuis les années 90, une gestion beaucoup plus personnalisante de la relation au travail a été introduite. Elle implique une mise en concurrence systématique des salariés, avec des salaires personnalisés, des primes individuelles.

Tout le monde se sent en concurrence avec tout le monde, et chacun a l’impression d’être le seul à ressentir ce qu’il ressent. La réalité du monde du travail actuel, c’est un grand sentiment de solitude face à une épreuve individuelle, où chacun doit prouver qu’il est bon, qu’on peut compter sur lui, qu’il vise l’excellence, qu’il va atteindre les objectifs. Cela conduit à un sentiment de « précarité subjective ». On a beau avoir une stabilité de l’emploi, quand on est fonctionnaire ou en CDI par exemple, on n’est jamais sûr d’y arriver. C’est quelque chose qui crée une anxiété et qui déstabilise les salariés et les rend vulnérables à des dépressions, des décompensations, des burn-out…

Vous dites que chacun vit sa souffrance individuellement, mais avec la réforme des retraites, ce qu’on a vu, n’est-ce pas un moment collectif avec une mise en commun des souffrances ?

Il me semble qu’effectivement, il y a eu une sorte de sérénité et de joie à se retrouver ensemble, à dire « on est là ». « On », et pas « je suis là ». Il y avait beaucoup de plaisir chez les gens à se retrouver en partageant un même sentiment de refus et d’injustice.

Par contre, je ne suis pas sûre que les uns et les autres aient pris conscience, ensemble, que ce qui était rejeté, c’était vraiment la façon dont le travail était vécu. La symbiose des manifs se faisait autour de l’idée qu’« on ne se laissera pas faire ». Ce qu’on entend dans les manifs, c’est qu’on ne veut pas du « métro, boulot, tombeau ». C’est donc plutôt l’idée qu’on ne tiendra pas si longtemps et qu’il faut profiter de la vie. Mais pourquoi ne tiendra-t-on pas si longtemps ? Ce n’est pas qu’une simple question de comptabilité d’années, mais plus le sens du travail et l’usure psychologique au travail.

Que va-t-il rester du mouvement contre la réforme des retraites ?

Ce qui caractérise le monde du travail, c’est pour chacun un sentiment d’impuissance. Toutes ces manifestations, le fait de se réunir, de taper dans les casseroles, de gêner les ministres, c’est la reconquête d’un certain pouvoir, qui a été perdu dans le monde du travail, un pouvoir d’agir et d’être entendu – probablement pas par le gouvernement, mais par les autres, par la population, les médias, etc. C’est très important pour les citoyens, donc je ne pense pas que ça va s’arrêter de sitôt.

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