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Leurs posts cumulent des millions de vues sur les réseaux sociaux. Mais à l’instar du Californien@Occhiropractor, aka Dr Alex, ces influenceurs ne parlent ni de mode, ni de food. Non, il s’agit de chiropracteurs. Stars outre-Atlantique sur Instagram, ils font « craquer » le corps de leurs patients, parfois de la tête aux pieds. Des « cracks » bien sonores qui divisent les spectateurs en deux catégories : ceux qui s’en délectent façon ASMR, et ceux qui sont horrifiés tant par le bruit que par la manipulation elle-même.

Quelle utilité y a-t-il à faire craquer son corps (par un professionnel) ? Est-ce un signe d’efficacité ou faut-il s’en inquiéter ?

Mais d’abord, pourquoi le corps craque-t-il de cette manière sous leurs mains ? « Les gestes pratiqués par les chiropracteurs sont des ajustements. Et parmi eux, il y a les manipulations HVLA (haute vélocité, basse amplitude), des pressions exercées en différents points du corps qui vont faire craquer les articulations », explique Elodie Rousset, chiropracteure et vice-présidente de l’Association française de chiropraxie. Par quel mécanisme ? « Dans une articulation, il y a deux os, entre lesquels se trouve le liquide synovial, à la texture visqueuse, poursuit-elle. Pour faire un “crack”, on écarte les deux os, ce qui crée un vide gazeux, appelé cavité synoviale, qui produit ce son caractéristique. La plupart des articulations du corps sont synoviales, donc on peut les faire craquer ».

Augmenter la mobilité articulaire et soulager la douleur

Quel est l’intérêt pour le corps ? « Souvent, les patients viennent nous voir pour des troubles musculosquelettiques, souligne Elodie Rousset. Notre domaine, ce sont les articulations : douleurs articulaires, arthrose, sciatique, lumbago ou maux de tête liés à un problème cervical. On utilise cette manipulation parce qu’elle augmente la mobilité articulaire, $crée un relâchement musculaire instantané et calme la douleur localement. C’est un outil parmi d’autres. C’est la méthode la plus impressionnante, et un peu notre marque de fabrique ». Sur Instagram, Dr Alex la met parfaitement en scène aidé d’un micro, régalant de « cracks » bien sonores ses 634.000 abonnés.

Le « crack », une pratique de plus en plus plébiscitée

Mais y a-t-il un intérêt à le faire de la tête aux pieds, comme on peut le voir à longueur de vidéo ? Cou, vertèbres, épaules, poignets, hanches, genoux, chevilles : sur certains posts, tout est « craqué » sur un même patient. « Selon les fondements de la chiropraxie, on cherche à travailler le patient dans sa globalité. Par exemple, en cas d’entorse du genou mal guérie, en plus d’une gêne douloureuse lors de la marche, le dos en pâtit, et des tensions musculaires apparaissent à d’autres endroits, décrit la chiropracteure. On peut donc être amené à redonner de la mobilité à d’autres articulations que celle qui fait mal ».

Et ces vidéos font des émules. « Elles font connaître la profession, démystifient nos actes, en montrant en quoi consiste notre pratique, reconnue en France depuis 2002, à l’instar de certaines vidéos d’interventions chirurgicales, salue Elodie Rousset. J’ai d’ailleurs des patients qui viennent au cabinet après les avoir vues sur les réseaux. ils veulent être craqués de partout, se disent que ça va les débloquer. En cela, ces vidéos sont à double tranchant : cela ne doit pas être du show, on fait du soin, c’est un acte médical, insiste-t-elle. Je ne suis pas certaine que toutes soient filmées dans l’intérêt du patient. Il faut comprendre pourquoi il en est là : quels sont ses antécédents de santé, son quotidien, ses conditions de travail, sa pratique sportive… ? Le “crack” en lui-même n’est pas un acte magique ».

Des risques associés aux manipulations des cervicales

Un acte pas magique, donc, et qui peut être sacrément impressionnant, voire flippant. Dans nombre de posts, des chiropracteurs font craquer les cervicales, parfois au moyen d’une sangle (Y strap), dans un mouvement de traction qui déplace le corps de quelques centimètres en arrière. « On n’apprend pas ça dans les écoles de chiropraxie françaises, précise Elodie Rousset. Je ne suis pas fan, ça augmente le risque de sortir d’un mouvement respectueux de l’articulation. Faire craquer pour faire craquer, non ».

La manipulation, manuelle ou avec une sangle, se passe le plus souvent très bien. Mais dans de très rares cas, ça peut mal tourner. Dans un article publié en 2019 dans le Journal of critical care medicine, des médecins du CHU de Reims ont décrit le cas d’une patiente de 34 ans ayant développé un locked-in syndrome après une séance de manipulation des cervicales par un chiropracteur. La jeune femme, qui avait consulté pour des douleurs au cou, a vu ses douleurs s’intensifier après la séance, sans aucun autre symptôme. Trois semaines plus tard, elle a commencé à souffrir de violents maux de tête et de fourmillements, avant de devenir aphasique et tétraplégique, d’être plongée dans le coma et de subir une trachéotomie. Verdict : accident vasculaire vertébro-basilaire, une forme d’AVC. « Il suffit d’une mauvaise manipulation ou d’une malformation pour que les parois de l’artère se décollent. Cela cause un hématome, puis un AVC. Pour cette patiente, les séquelles ont été irréversibles », commentait alors le Dr Guillaume Giordano Orsini, médecin urgentiste et réanimateur au CHU de Reims, et coauteur de l’article. Handicapée à vie, sa patiente se déplace en fauteuil roulant.

Une mise en cause qui irrite la profession. « Le chiropracteur a envoyé la patiente aux urgences, suspectant quelque chose de préoccupant. Mais c’est parce qu’elle a pâti d’un retard de prise en charge, dû notamment à la difficulté de poser un diagnostic, qu’elle a subi une perte de chances, répond Elodie Rousset. Le chiropracteur a été mis hors de cause par l’expert lors du procès ». Elle reconnaît toutefois que « comme pour tout acte médical ou prise de médicament, la chiropraxie comporte des risques, bien que très faibles, notamment de fractures sur des patients ayant une fragilité osseuse. Plus graves et beaucoup plus rares encore, il y a des risques d’AVC chez des patients ayant des risques artériels. Cela ne signifie pas que le praticien tord le cou au point de provoquer un AVC, mais qu’il y a une fragilité des cervicales qui, lors d’un mouvement de rotation, peut déclencher un AVC ».

Des signes avant-coureurs et des précautions

Pour prévenir ces risques, « on procède systématiquement à un interrogatoire des patients, indique Elodie Rousset, pour connaître leurs antécédents. Nombre d’entre eux ne doivent pas être manipulés s’il souffre d’ostéoporose, de fragilité articulaire ou d’un cancer. En outre, l’AVC peut causer des douleurs cervicales, donc si un patient consulte pour ce motif, il faut savoir faire la distinction, et identifier d’autres symptômes associés à l’AVC : vertiges et perte de sensibilité dans le bras alertent sur le fait que ce n’est pas une simple cervicalgie ».

Reste que tous les patients de chiropracteurs ne souhaitent pas être « craqués ». « Certains le réclament, d’autres détestent ça, auquel cas j’utilise d’autres méthodes. Et certains chiropracteurs n’aiment pas ça non plus et ne font jamais craquer : la chiropraxie ne se résume pas au “crack” ».

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